CHAPITRE 26
Miami – Ah ! ma belle métropole du Sud, alanguie sous le ciel étincelant des Caraïbes, quoi qu’en disent les atlas ! L’air semblait même plus doux que dans les îles – passant doucement sur les foules qui envahissent toujours Ocean Drive.
Je traversai rapidement le grand hall art déco du Park Central, je gagnai l’appartement que je gardais là à l’année, je me dépouillai de mes vêtements fatigués par mes déambulations dans la jungle et je pris dans ma penderie un chandail blanc à col roulé, une veste kaki cintrée et un pantalon assorti ainsi qu’une paire de souples chaussures de cuir marron. C’était bon de me sentir libéré des vêtements achetés par le Voleur de Corps, qu’ils fussent à ma taille ou non.
Et j’appelai aussitôt la réception pour apprendre que David Talbot était à l’hôtel depuis la veille et qu’il m’attendait en ce moment même dans la véranda du restaurant Bailey, sur la rue.
Je n’étais pas d’humeur à me retrouver dans des lieux publics encombrés. J’allais le persuader de remonter dans ma suite. À n’en pas douter, il était encore épuisé par toute cette épreuve. Avec la table et les fauteuils installés ici devant les grandes baies vitrées l’endroit serait plus agréable pour bavarder comme il en avait sûrement l’intention.
Je sortis et remontai le trottoir jusqu’au Bailey, avec l’inévitable enseigne au néon au-dessus de son beau vélum de toile blanche, et toutes ses petites tables aux nappes roses, dont beaucoup étaient occupées déjà par la première vague de la foule du soir. J’aperçus la silhouette familière de David tout au fond de la véranda, très digne dans le costume de toile blanche qu’il portait sur le bateau. Il guettait ma venue avec son expression habituelle où la vivacité s’alliait à la curiosité…
Malgré mon soulagement, je le pris délibérément par surprise, en me glissant dans le fauteuil en face de lui si rapidement qu’il sursauta.
« Ah ! espèce de démon », murmura-t-il. Je vis sa bouche se crisper un instant, comme s’il était vraiment agacé, puis il sourit. « Dieu merci, vous n’avez rien.
— Vous croyez vraiment que c’est le mot qui convient ? » demandai-je.
Quand le jeune et beau serveur apparut, je lui dis, pour m’en débarrasser, que je voulais un verre de vin. David s’était déjà fait servir je ne sais quelle boisson exotique aux couleurs abominables.
« Que diable s’est-il vraiment passé ? demandai-je, me penchant un peu plus sur la table pour échapper au brouhaha général.
— Eh bien, ça a été infernal, dit-il. Il a essayé de m’attaquer et je n’avais pas d’autre choix que d’utiliser mon arme. Il s’est d’ailleurs échappé par la véranda, car, avec ce fichu revolver, je n’arrivais pas à viser. Il était beaucoup trop gros pour ces vieilles mains-là. » Il soupira. Il semblait fatigué, à bout de nerfs. « Après cela, il a suffi en fait d’appeler la maison-mère pour qu’on me tire de là. Quelques échanges de coups de fil avec la Cunard à Liverpool. » Il eut un geste vague. « À midi, j’étais dans un avion en partance pour Miami. Bien sûr, je n’avais pas envie de vous laisser tout seul à bord du paquebot, mais je n’avais vraiment pas le choix.
— Je n’ai jamais couru le moindre danger, dis-je. C’est pour vous que j’avais des craintes. Je vous avais dit de ne pas vous inquiéter pour moi.
— Ma foi, je me suis pourtant fait du souci… Bien sûr, je les ai lancés à la poursuite de James, en espérant lui faire quitter le navire. J’ai vite compris qu’ils n’envisageaient même pas d’entreprendre une perquisition à bord cabine par cabine. Alors j’ai pensé qu’on vous laisserait tranquille. Je suis presque certain que James a débarqué juste après la bagarre. Sans cela, on l’aurait appréhendé. Je leur ai donné naturellement un signalement détaillé. »
Il s’arrêta, prit en hésitant une petite gorgée de son étrange mélange et le reposa.
« Vous n’aimez pas vraiment ça, n’est-ce pas ? Où est votre répugnant whisky ?
— C’est une boisson des îles. Non, je n’aime pas ça, mais peu importe. Comment cela s’est-il passé pour vous ? »
Je ne répondis pas. Bien sûr, je le voyais maintenant avec ma vision d’autrefois. Sa peau était plus translucide et toutes ses petites infirmités apparaissaient clairement. Il possédait pourtant l’aura du merveilleux, comme c’est le cas de tous les mortels aux yeux d’un vampire.
Il paraissait épuisé, il avait les yeux rouges et un rictus de fatigue lui crispait la bouche. Je remarquai aussi qu’il avait les épaules voûtées. Cette terrible épreuve l’avait-elle encore vieilli ? Je ne pouvais pas supporter de voir cela. Mais, quand il me regarda, son visage était soucieux.
« Il vous est arrivé quelque chose de pénible », dit-il, d’une voix encore plus douce et en tendant le bras à travers la table pour poser ses doigts sur ma main. Comme ils me parurent doux. « Je le vois dans vos yeux.
— Je n’ai pas envie d’en parler ici, dis-je. Venez donc dans ma suite à l’hôtel.
— Non, dit-il avec beaucoup de douceur. Restons ici. Après tout ce qui s’est passé, je me sens anxieux. Vous savez, ça a été très dur pour un homme de mon âge. Je suis épuisé. J’espérais que vous viendriez hier soir.
— Je suis désolé de ne pas l’avoir fait. J’aurais dû. Je savais que ç’avait été pour vous une terrible épreuve, même si sur le moment ça vous a fait très plaisir.
— C’est ce que vous avez cru ? » Il eut un sourire lent et triste. « Il me faut un autre verre. Que disiez-vous ? Du whisky ?
— Qu’est-ce que je disais, moi ? Je croyais que c’était votre boisson favorite.
— De temps en temps », dit-il. Il fit un geste au serveur. « Parfois c’est un peu trop sérieux. » Il demanda s’ils avaient du single malt. Ils n’en avaient pas. Un Chivas Régal ferait l’affaire. « Merci de céder à mon caprice. J’aime bien cet endroit. J’aime cette tranquille animation. J’aime être au grand air. »
Même sa voix paraissait lasse. Il y manquait je ne sais quelle étincelle. De toute évidence, ce n’était guère le moment de suggérer un voyage à Rio de Janeiro. Et tout cela était ma faute.
« Comme vous voudrez, dis-je.
— Maintenant, racontez-moi ce qui s’est passé, dit-il avec sollicitude. Je vois que cela vous pèse. »
Je compris alors à quel point j’avais envie de lui parler de Gretchen, de lui expliquer que c’était à cause d’elle que je m’étais précipité ici, autant que par inquiétude sur son sort à lui. J’avais honte, et pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher de le lui dire. Je me tournai vers la plage, mon coude sur la table et le regard un peu embué si bien que les couleurs du soir s’atténuaient et devenaient plus lumineuses qu’auparavant. Je lui expliquai que j’étais allé voir Gretchen parce que j’avais promis de le faire, même si au fond de mon cœur j’espérais et je priais le ciel de pouvoir la ramener avec moi dans mon univers. Je lui parlai aussi de l’hôpital, de cette étrange atmosphère – de la ressemblance qu’il y avait entre ce médecin là-bas et celui que j’avais rencontré des siècles plus tôt, je lui parlai de la petite salle et de cette folle impression que j’avais eue que Claudia était là-bas.
« C’était déconcertant, murmurai-je. Jamais je n’aurais rêvé, imaginé que Gretchen me repousserait. Vous savez ce que j’ai cru ? Cela paraît si stupide maintenant. J’ai pensé qu’elle me trouverait irrésistible ! J’étais convaincu qu’il ne pourrait absolument pas en être autrement. Je me disais qu’en regardant dans mes yeux – mes yeux de maintenant, pas ces yeux de mortels ! – elle verrait l’âme véridique qu’elle avait aimée ! Jamais je n’aurais imaginé qu’il y aurait chez elle une telle répulsion, si totale – aussi bien morale que physique – et qu’en cet instant de retrouvailles, elle allait se replier ainsi et se détourner. Je n’arrive pas à comprendre comment j’ai pu être aussi stupide, comment je persiste dans mes illusions ! Est-ce de la vanité ? Ou suis-je simplement fou ? Vous ne m’avez jamais trouvé repoussant, n’est-ce pas, David ? Ou bien est-ce que je me fais des illusions là-dessus aussi ?
— Vous êtes superbe, murmura-t-il, d’une voix chargée d’émotion, mais vous êtes contre nature, et c’est ce que cette femme a vu. » Il semblait en plein désarroi. Jamais il ne m’avait paru plus débordant de sollicitude dans toutes ses patientes conversations avec moi. On aurait même dit qu’il ressentait la douleur que j’éprouvais – d’une façon aiguë et totale. « Elle n’était pas la compagne qu’il vous fallait, vous comprenez ? fit-il avec bonté.
— Oui, je vois. Je comprends. » J’appuyai mon front contre ma main. Je regrettais que nous ne fassions pas dans le calme de mon appartement, mais je n’insistai pas. Il était de nouveau mon ami, et nul être sur terre ne l’avait jamais été vraiment ; j’agirais donc selon ses souhaits. « Vous savez que vous êtes le seul, dis-je soudain d’une voix qui me parut rauque et lasse. Le seul qui me soutiendra dans la défaite sans se détourner.
— Comment donc ?
— Oh ! Tous les autres doivent me condamner pour mon mauvais caractère, mon impétuosité, mon autorité ! En fait, cela les ravit. Quand je montre de la faiblesse, ils me ferment leur porte. » Je pensais alors à la façon dont Louis m’avait rejeté. Je me disais que j’allais très bientôt le revoir et une satisfaction perverse m’envahissait. Ah ! il allait être surpris. Et puis un peu de crainte se glissa en moi. Comment allais-je lui pardonner ? Comment empêcherais-je mon caractère irascible d’exploser ?
« Nous voudrions faire de nos héros des êtres superficiels, répondit-il, parlant très lentement et presque avec tristesse. Nous les voudrions fragiles. C’est eux qui doivent nous rappeler le vrai sens de la force.
— Ah ! bon ? » fis-je. Je me retournai vers lui et croisai les bras sur la table, les yeux fixés sur le verre délicat où luisait un vin jaune pâle. « Vous pensez que je suis vraiment fort ?
— Oh ! oui, la force, vous n’en avez jamais manqué. Et c’est pourquoi ils vous envient, ils vous méprisent et ils vous en veulent tant. Je n’ai pas besoin de vous dire tout cela. Oubliez cette femme. Ç’aurait été mal, si mal.
— Et vous, David ? Ce ne serait pas mal avec vous. » Je levai la tête et, à ma surprise, je vis qu’il avait les yeux humides et vraiment rouges et je remarquai de nouveau cette crispation de sa bouche. « Qu’y a-t-il ? demandai-je.
— Non, ce ne serait pas mal, dit-il. Je ne pense pas maintenant que ce serait mal.
— Vous voulez dire…
— Entraînez-moi dans cette aventure, Lestat », murmura-t-il, puis il eut un mouvement de recul, en parfait gentleman anglais qu’il était, choqué par des émotions qu’il allait jusqu’à désapprouver, et son regard se perdit sur la foule qui se pressait dans la rue et sur la mer lointaine.
« Vous le pensez vraiment, David ? Vous en êtes certain ? » En vérité, je n’avais pas envie de lui poser la question. Je ne voulais pas dire un mot de plus. Et quand même, pourquoi ? Pourquoi était-il arrivé à cette décision ? Que lui avais-je fait dans cette folle escapade ? Sans lui, je ne serais pas maintenant Lestat le Vampire. Mais quel prix il avait dû payer.
Je pensai à lui sur la plage de Grenade et à la façon dont il avait refusé le geste simple de faire l’amour. Il souffrait maintenant comme il avait souffert alors. Et soudain je ne voyais plus de mystère dans les raisons qui l’avaient poussé. Je l’y avais amené grâce à notre petite aventure partagée pour vaincre le Voleur de Corps.
« Venez, lui dis-je. Il est vraiment temps de partir maintenant, loin de tout cela, pour aller dans un endroit où nous pourrons être seuls. » Je tremblais. Combien de fois avais-je rêvé de cet instant ?
Et cependant, cela s’était fait si vite, et il y avait tant de questions que je devrais poser.
Une terrible timidité s’abattit soudain sur moi. Je n’osais pas le regarder. Je pensais à l’intimité que nous allions bientôt partager, et je ne pouvais pas soutenir son regard. Mon Dieu, je me conduisais comme lui à La Nouvelle-Orléans, quand j’occupais ce robuste corps de mortel et que je lui avais lancé au visage mon désir effréné.
Mon cœur battait d’impatience. David, David dans mes bras. Le sang de David passant en moi. Le mien dans le corps de David, et ensuite nous serions là ensemble au bord de la mer, comme de ténébreux frères immortels. C’était à peine si je pouvais parler ou même penser.
Je me levai sans le regarder, je traversai la véranda et descendis les marches. Je savais qu’il me suivait. J’étais comme Orphée. Un regard en arrière et on me l’arracherait à jamais. Peut-être les phares d’une voiture qui passait allaient-ils allumer dans mes cheveux ou dans mes yeux de tels reflets qu’il serait soudain paralysé de frayeur.
Je l’entraînai sur le trottoir, croisant le lent défilé des mortels dans leur tenue de plage, passant devant les petites tables en terrasse des cafés. J’allai droit jusqu’au Park Central, je traversai de nouveau le hall avec ses décorations étincelantes et je montai l’escalier jusqu’à ma suite.
Je l’entendis refermer la porte derrière moi.
Planté devant les baies vitrées, je contemplai encore une fois ce brillant ciel du soir. Calme-toi, mon cœur ! Pas trop de hâte. C’est trop important et il faut faire chaque pas avec prudence.
Regarde les nuages dans leur course folle loin du paradis. Les étoiles ne sont que des points étincelants luttant dans le flot pâle de la lumière du soir.
Il y avait des choses que je devais lui dire, que je devais lui expliquer. Pour l’éternité, il resterait le même qu’en cet instant précis ; y avait-il quelque détail physique qu’il souhaitait changer ? La barbe rasée de plus près, les cheveux moins longs, peut-être ?
« Rien de tout cela ne compte, dit-il de cette douce voix d’Anglais cultivé. Qu’est-ce qui ne va pas ? » Tant de bonté, comme si c’était moi qui avais besoin d’être rassuré. « N’est-ce pas ce que vous vouliez ?
— Oh ! si, absolument. Mais vous devez être sûr de le vouloir aussi », dis-je, et ce fut seulement alors que je me retournai.
Il était là dans l’ombre, si calme dans son impeccable costume de toile blanche, sa cravate de soie pâle nouée avec soin. La lumière de la rue faisait briller ses yeux et alluma un instant un éclair sur la petite épingle d’or de sa cravate.
« Je n’arrive pas à l’expliquer, murmurai-je. Tout s’est passé si précipitamment, de façon si soudaine, quand j’étais sûr que cela n’arriverait pas. J’ai peur pour vous. Peur que vous ne commettiez une terrible erreur.
— Je le veux, dit-il, mais comme sa voix était tendue, sombre et sans cette joyeuse note lyrique. Je le veux plus que vous ne pouvez savoir. Faites-le maintenant, je vous en prie. Ne prolongez pas mon supplice. Venez à moi. Que puis-je faire pour vous convaincre ? Pour vous rassurer ? Oh ! j’ai eu plus de temps que vous ne pensez pour méditer cette décision. Rappelez-vous comme je connais depuis longtemps vos secrets, à vous tous. »
Comme son visage paraissait étrange, comme son regard était dur et comme un pli amer crispait sa bouche.
« David, quelque chose ne va pas, dis-je. Je le sais. Écoutez-moi. Il faut que nous en discutions tous les deux. C’est la conversation peut-être la plus cruciale que nous aurons jamais. Que s’est-il passé pour vous décider à le vouloir ? Qu’était-ce donc ? Le temps que nous avons passé ensemble sur l’île ? Expliquez-moi. Il faut que je comprenne.
— Vous perdez du temps, Lestat.
— Oh ! pour ceci, on doit prendre son temps, David, c’est la dernière fois que le temps compte vraiment. »
Je l’attirai à moi, laissant délibérément son odeur emplir mes narines, le parfum de son sang venir jusqu’à moi et éveiller ce désir qui se souciait peu de savoir qui il était ni qui j’étais : ce désir impérieux de lui qui ne voulait que sa mort. Une soif qui se tordait et claquait en moi comme un gigantesque fouet.
Il recula d’un pas. Dans ses yeux je lus la crainte.
« Non, n’ayez pas peur. Vous croyez que je voudrais vous faire du mal ? Sans vous, comment aurais-je pu vaincre ce stupide petit Voleur de Corps ? »
Son visage tout entier se crispa, ses yeux rapetissant, sa bouche esquissant ce qui me parut une grimace. Oh ! comme il avait l’air terrible et comme il se ressemblait peu. Qu’est-ce au nom du ciel qui se passait dans son esprit ? Tout allait mal en cet instant, en ce moment de décision ! Il n’y avait pas de joie, pas d’intimité. Tout allait de travers.
« Ouvrez-vous à moi ! » murmurai-je.
Il secoua la tête, ses yeux lançant des éclairs et de nouveau se plissant. « Est-ce que ça ne se passera pas quand le sang va couler ? » Comme sa voix était frêle !
« Lestat, donnez-moi une image que je garde à l’esprit. Une image pour me protéger de la peur. »
J’étais déconcerté. Je n’étais pas sûr de savoir ce qu’il voulait dire.
« Faut-il que je pense à vous et à votre beauté, dit-il tendrement, que je me dise que nous allons être ensemble, compagnons pour toujours ? Cela me suffira-t-il pour franchir le pas ?
— Pensez à l’Inde, chuchotai-je. Pensez à la forêt de palétuviers et à ce moment où vous avez été si heureux… »
J’aurais voulu en dire plus, j’aurais voulu dire : non, pas ça, mais je ne savais pas pourquoi ! Et le désir montait en moi, mêlé d’un sentiment de solitude brûlante, et je revis soudain Gretchen, je revis la pure horreur qui s’était peinte sur son visage. Je m’approchai de lui. David, David enfin… Fais-le ! Tu as assez parlé, à quoi bon les images, fais-le ! Qu’est-ce qui te prend donc que tu n’oses pas ?
Et cette fois, je l’étreignis avec force.
Voilà que sa peur revint, comme un spasme, mais il ne se débattit pas vraiment contre moi et je savourai un moment cette grisante intimité physique, la présence dans mes bras de ce grand corps royal. Je promenai mes lèvres sur ses cheveux gris foncé, j’en humai le parfum familier, je laissai mes doigts lui caresser la tête. Et puis mes dents rompirent la surface de la peau avant même que je n’en eusse formulé l’intention, le sang chaud et salé se déversa sur ma langue et m’emplit la bouche.
David, David enfin.
Dans un torrent, les images se précipitèrent : les immenses forêts de l’Inde, les grands éléphants gris qui passaient dans un bruit de tonnerre, les genoux maladroitement levés, agitant leur gigantesque tête, leurs oreilles battant comme des feuilles flottant au vent. La lumière du soleil frappant la forêt. Où est le tigre ? Oh, bonté divine, Lestat, c’est toi le tigre ! Tu l’as fait ! C’est pourquoi tu ne voulais pas qu’il pense à cela ! Et dans un éclair je le vis qui me dévisageait dans la clairière baignée de soleil, le David d’il y a bien des années, dans sa splendide jeunesse, souriant et soudain, l’espace d’une seconde, se superposant à cette image ou en jaillissant comme une fleur qui s’épanouit, voilà qu’apparut un autre personnage, un autre homme. C’était une créature maigre et émaciée aux cheveux blancs et au regard sournois. Et je sus, avant qu’elle ne disparût de nouveau dans l’image tremblotante et sans vie de David, que c’était James !
Cet homme dans mes bras, c’était James !
Je le repoussai violemment, portant une main à mes lèvres pour en essuyer le sang qui ruisselait.
« James ! » m’écriai-je dans un rugissement.
Il s’effondra contre le montant du lit, le regard hébété, un filet de sang coulant sur son col, une main brandie vers moi. « Oh ! pas de précipitation ! » s’écria-t-il de cette voix un peu hachée que je reconnaissais bien, la poitrine haletante, la peur luisant sur son visage.
« Maudit soyez-vous ! » criai-je de nouveau, en fixant ses yeux frénétiques qui brillaient sur le visage de David.
Je me précipitai sur lui, je l’entendis partir d’un rire fou et désespéré, et puis des mots se précipitèrent, un peu brouillés.
« Pauvre idiot ! c’est le corps de Talbot ! Vous ne voulez pas faire de mal au corps de Talbot… » C’était trop tard. J’essayai de m’arrêter, mais ma main s’était refermée autour de sa gorge et j’avais déjà lancé son corps contre le mur !
Horrifié, je le vis heurter violemment la cloison. Je vis le sang jaillir de sa nuque et j’entendis l’horrible bruit du mur qui se brisait derrière lui et, quand je tendis le bras pour le rattraper, il retomba dans mes bras. Il fixa sur moi un regard fixe de bovin, sa bouche s’agitant désespérément pour articuler les mots.
« Regardez ce que vous avez fait, imbécile. Regardez… regardez ce que…
— Restez dans ce corps, espèce de monstre ! dis-je entre mes dents serrées. Maintenez-le en vie ! »
Il haletait. Un mince filet de sang ruisselait de son nez et jusque dans sa bouche. Ses yeux roulaient dans leurs orbites. Je le relevai, mais ses pieds pendaient comme s’il était paralysé. « Espèce… espèce d’idiot ! Appelez Mère, appelez-la… Mère, Mère, Raglan a besoin de vous… n’appelez pas Sarah. Ne dites rien à Sarah. Appelez ma Mère… » Là-dessus, il perdit connaissance, sa tête tombant en avant tandis que je le soutenais pour aller l’allonger sur le lit.
J’étais désespéré. Qu’allais-je faire ! Pouvais-je guérir ses plaies avec mon sang ! Non, la blessure était interne, dans sa tête, dans son cerveau ! Ah ! mon Dieu ! Le cerveau de David !
J’empoignai le téléphone, balbutiai le numéro de la suite et annonçai qu’il y avait une urgence. Un homme était grièvement blessé. Il était tombé. Il avait eu une attaque ! Il fallait tout de suite faire venir une ambulance.
Puis je raccrochai et je revins vers lui. Le visage et le corps de David gisant là, impuissants ! Ses paupières battaient, sa main gauche s’ouvrit, puis se referma, s’ouvrit encore. « Mère, chuchota-t-il. Prévenez Mère. Dites-lui que Raglan a besoin d’elle… Mère.
— Elle arrive, dis-je, il faut l’attendre ! » Avec douceur, je tournai sa tête sur le côté. Mais à la vérité, quelle importance ? Qu’il s’envole et qu’il quitte cette enveloppe s’il le pouvait ! Ce corps n’allait pas se remettre ! Ce corps ne pourrait plus jamais convenablement abriter David !
Et où diable était David ?
Du sang se répandait sur tout le couvre-lit. Je me mordis le poignet. Je laissai les gouttes tomber sur les morsures du cou. Peut-être leur contact avec les lèvres de la plaie servirait-il à quelque chose. Mais que pouvais-je faire pour le cerveau ! Oh ! Dieu, comment avais-je pu faire cela…
« Idiot, murmura-t-il, c’est si bête. Mère ! »
La main gauche commença à s’agiter sur le lit. Puis je m’aperçus que tout son bras gauche était secoué de convulsions, et d’ailleurs un rictus tirait inlassablement le côté gauche de sa bouche, tandis que ses yeux fixaient le plafond et que ses pupilles s’immobilisaient. Le sang continuait à couler du nez jusque dans la bouche et sur les dents blanches.
« Oh ! David, je ne voulais pas faire ça, murmurai-je. Oh, Seigneur Dieu, il va mourir ! »
Je crois qu’il dit encore une fois le mot « Mère ».
J’entendais maintenant les sirènes qui hurlaient sur Ocean Drive. Quelqu’un frappait à la porte. Je me glissai sur le côté au moment où elle s’ouvrit toute grande et je m’esquivai sans avoir été vu. D’autres mortels montaient en hâte l’escalier. Ils ne virent qu’une ombre furtive au moment où je passai. Je m’arrêtai un instant dans le hall et, hébété, je regardai les employés s’affoler en tous sens. Le redoutable hurlement de la sirène prenait de l’ampleur. Je tournai les talons et dévalai le perron en trébuchant presque pour regagner la rue.
« Oh ! Seigneur Dieu, David, qu’est-ce que j’ai fait ? »
Un klaxon de voiture me fit sursauter, puis un autre m’arracha à ma stupeur. J’étais planté en plein milieu de la circulation. Je reculai jusqu’à la plage.
Soudain une grande ambulance toute blanche s’arrêta juste devant l’hôtel. Un robuste jeune homme sauta de la banquette avant et se précipita dans le hall, tandis que l’autre allait ouvrir les portières arrière. Quelqu’un criait à l’intérieur de l’hôtel. J’aperçus une silhouette à la fenêtre de ma chambre là-haut.
Je reculai encore, les jambes tremblantes comme si j’étais un simple mortel, mes mains serrant stupidement ma tête tandis que j’observais l’horrible scène à travers mes lunettes de soleil ; je regardai l’inévitable rassemblement qui se formait : les gens s’arrêtaient dans leur promenade, se levaient des tables des restaurants voisins et s’approchaient des portes de l’hôtel.
Il était absolument impossible maintenant à des yeux normaux de voir quoi que ce soit, mais la scène se matérialisa devant moi au fur et à mesure que je captais des images des esprits des mortels : le lourd chariot qui traversait le hall, le corps inerte de David attaché dessus, les infirmiers écartant les gens pour passer.
Les portes de l’ambulance se refermèrent en claquant. La sirène reprit son épouvantable hurlement et la voiture démarra en trombe, emportant dans ses flancs le corps de David, l’emportant Dieu sait où !
Il fallait agir ! Que pouvais-je faire ? Pénétrer dans cet hôpital ; procéder à l’échange sur le corps ! Quoi d’autre pouvait le sauver ? Et puis avoir James dans cette enveloppe ? Où est David ? Seigneur, aidez-moi ! Mais pourquoi le feriez-vous ?
Je finis quand même par me décider à agir. Je remontai la rue en hâte, dépassant sans mal les mortels qui pouvaient à peine me voir, je trouvai une cabine téléphonique vitrée, m’y engouffrai et claquai la porte.
« Il faut que j’appelle Londres », dis-je à l’opératrice, en lui donnant les renseignements : le Talamasca, en PCV. Pourquoi était-ce si long ? Dans mon impatience, je martelai la vitre de mon poing droit, le récepteur collé contre mon oreille. Enfin une de ces voix patientes et pleines de bonté du Talamasca accepta l’appel.
« Écoutez-moi, dis-je, en commençant par balbutier mon nom tout entier. Cela va vous paraître insensé, mais c’est terriblement important. On vient de transporter d’urgence dans un hôpital de la ville de Miami le corps de David Talbot. Je ne sais même pas dans quel hôpital ! Le corps est grièvement blessé. Le corps risque de mourir. Cela dit, il faut que vous compreniez une chose : David n’est pas à l’intérieur de ce corps. Vous m’écoutez ? David est quelque part…
Je m’arrêtai.
Une forme sombre avait surgi devant moi de l’autre côté de la paroi vitrée. Et, comme mon regard se posait sur elle, comme je m’apprêtais à congédier cet intrus – car qu’est-ce que cela pouvait me faire si quelque mortel me demandait de faire vite ? – je m’aperçus que c’était mon ancien corps mortel qui était planté là, ma grande et jeune enveloppe corporelle aux cheveux bruns, dans laquelle j’avais assez longtemps vécu pour en connaître chaque petit détail, chaque faiblesse et chaque point fort. J’étais en train de contempler le visage même que j’avais vu dans le miroir voilà à peine deux jours ! Seulement il avait maintenant cinq centimètres de plus que moi. Je levai la tête pour regarder ces yeux marron que je connaissais si bien.
Le corps portait le même costume de toile dont je l’avais vêtu pour la dernière fois. C’était aussi le même chandail blanc à col roulé que j’avais enfilé par-dessus sa tête. Et une main familière se levait maintenant dans un geste d’apaisement, un geste aussi calme que l’expression du visage, me donnant clairement l’ordre de raccrocher.
Je remis le combiné en place.
D’un mouvement silencieux et fluide, le corps glissa jusque devant la cabine et ouvrit la porte. La main droite se referma sur mon bras, m’entraînant sans résistance de ma part sur le trottoir et dans la douce brise.
« David, dis-je, savez-vous ce que j’ai fait ?
— Je crois que oui, dit-il avec un petit haussement de sourcils, cette voix britannique familière sortant avec assurance de cette bouche jeune. J’ai vu l’ambulance arriver à l’hôtel.
— David, c’était une erreur, une horrible, une horrible erreur !
— Venez, partons d’ici », dit-il. Et c’était bien la voix dont je me souvenais, réconfortante, impérieuse et douce tout à la fois.
« Mais, David, vous ne comprenez pas, votre corps…
— Venez, vous allez me raconter tout cela, dit-il.
— David, il est en train de mourir.
— Eh bien alors, nous ne pouvons pas y faire grand-chose, n’est-ce pas ? »
Et à ma totale stupéfaction, il me prit par les épaules et m’entraîna avec lui jusqu’au coin de la rue où il héla un taxi.
« Je ne sais pas quel hôpital », avouai-je. J’étais encore secoué de violents tremblements. Je n’arrivais pas à maîtriser le tremblement de mes mains. Et j’étais bouleversé de le voir me regarder d’un air si serein, surtout quand de ce visage hâlé et tendu sortit la voix familière.
« Nous n’allons pas à l’hôpital », dit-il, comme s’il s’efforçait de calmer un enfant hystérique. Il désigna le taxi. « Montez, voulez-vous. »
Se glissant sur la banquette de cuir auprès de moi, il donna au chauffeur l’adresse du Grand Bay Hotel à Coconut Grove.